JANVIER 2017
J’ai emménagé il y a quelques temps. L’immeuble est correct, ni très ancien, ni très récent. On va dire que c’est dans la moyenne. J’ai emménagé sans que personne ne s’en rende compte, mais c’était volontaire.
Je ne veux surtout pas qu’on me remarque. On m’a bien appris, depuis toujours, que se faire remarquer, se montrer, c’est de prendre le risque de mourir. Et moi, ça, ça me fait peur…
Alors je me cache. Je fais attention à ne pas faire trop de bruit, à ne pas prendre trop de place, à ne pas déranger.
Parfois, c’est vrai que j’ai des excès de vitalité, en même temps je suis encore jeune… Je me fais peut-être un peu plus remarquer que d’habitude et ça fatigue mon voisinage. Alors j’essaie de me calmer vite fait.
C’est vrai, je m’efforce de limiter les excès au maximum, parce que je garde en tête que s’ils découvrent où je suis, je suis foutu.
Le « ils », c’est eux. Ceux dont tout le monde parle dans ma famille, ceux qu’il faut éviter à tout prix, parce que sinon, il y a des chances que ça se passe mal pour nous… Enfin c’est ce qu’on dit.
Il y a même une légende urbaine qui dit que s’ils pensent qu’on est là quelque part, alors ils se mettent à nous chercher… Et quand ils ont confirmation qu’on existe, alors ils nous traquent.
Ils cherchent notre nom, où on loge exactement, depuis quand, est ce qu’on a de la famille, et ils déploient des moyens colossaux, qui pourraient faire pâlir n’importe quel chef de guerre, pour nous trouver et nous éradiquer.
C’est pas fou, ça quand même ? Moi j’ai rien demandé, je ne suis juste pas né dans la bonne famille…
Et moi, ça, me faire traquer et risquer de me faire éradiquer, ça me terrifie.
J’ai juste envie de rester planter là jusqu’à ce que l’immeuble s’effondre, attendre la fin, attendre que tout s’arrête, tout simplement…
J’ai pas l’impression que ce soit si grave que ça d’avoir juste envie de ne pas exister aux yeux des autres, si?
JUILLET 2017
J’ai déconné… Je crois que je suis repéré. En même temps, j’ai pas assuré du tout, laisser ça trainer en plein milieu, c’est sûre qu’elle allait s’en rendre compte.
Ça fait déjà un moment qu’elle flanche. Avec son mariage le mois dernier et son gamin d’1an et demi, ça aurait pu passer… A 35 ans, sa fatigue, ses douleurs, elle mettait ça sur le compte de sa vie active et je dois avouer que ça m’allait bien…
Mais là, c’est foutu, quel idiot d’avoir laisser sortir ce gros ganglion au dessus de sa clavicule gauche. Je devais rester planquer, c’était ma mission de vie, je ne suis même pas foutu de rester cacher tranquillement…. Même ça j’ai pas réussi à le faire correctement, décidément je suis vraiment un gros nul….
Espérons qu’elle ne rencontrera que des toquards, et je pourrai m’en tirer….
Elle réagit vite, trop vite pour moi, j’ai pas le temps de réaliser ce qui se passe…
J’aurai pu squatter chez quelqu’un qui a la trouille qu’on lui trouve quelque chose et qui ne fait rien, et qui attend que ça passe tout seul ? Mais non, il faut que je tombe sur une nana qui se dit qu’il y a un truc qui cloche et qu’il faut faire vite…. Je suis un boulet…
Et moi dans tout ça ? J’ai pas le temps de comprendre ce qui va se passer… et puis j’ai juste peur en fait !
Les RDV s’enchainent pour elle. Je n’ai vraiment pas de bol, elle ne tombe que sur des bons… Ils sont réactifs, ils sont efficaces. Je sens l’étau qui se resserrent, mais rien n’est encore gagner. Ils ne savent pas encore qui je suis, ni où j’habite.
Mais d’après ce que je comprends, ça ne devrait pas tarder, c’est une question de semaines…
Ma famille m’avait prévenu : si un jour ils te trouvent, ils te traqueront, et là il faudra te battre, parce que c’est un combat à mort. C’est le plus fort qui gagne. Mais c’est un peu con finalement, parce que même si je gagne, je perds, puisqu’ils meurent et nous avec… Alors parfois je me dis à quoi bon… Et puis l’instinct de survie reprend le dessus. C’est moi ou elle, et je me fais la promesse que je vais tout faire pour qu’elle y reste et que ma famille soit fière de moi. Je suis une sorte de Kamikaze finalement, et je dois avouer que je prends ce rôle à cœur.
En plus, elle me laisse de l’avance… Elle négocie pour partir 3 semaines en Corse avant de commencer la guerre. C’est chaud, mais ils acceptent sous conditions. J’ai 3 semaines de rab, 3 semaines pour profiter moi aussi…
Maintenant que tout le monde sait que je suis là, c’est ginguette ! Je veux du sucre, je veux grossir, je veux me sentir vivant, autant qu’elle se sent en train de crever ! Je kiffe !
AOUT 2017
Que la bataille commence!
La guerre est déclarée, mais j’ai l’avantage, je continue de gratter du temps, le temps que la biopsie arrive… 10 jours, c’est toujours ça de pris…
Ça y est, je suis totalement à découvert, ils ont mon nom, là où j’habite et les différents endroits où j’ai laissé volontairement trainé mes petites affaires…
Aujourd’hui, je deviens visible. Je me présente alors officiellement, je m’appelle HODGKIN, je loge dans tous ses ganglions lymphatiques, mais elle a du bol de m’avoir repéré si tôt car je n’ai pas eu le temps d’atteindre la moelle osseuse… Dommage pour moi.
Ça m’angoisse, il parait que mon taux de survie est faible… Je risque d’y passer, et ça me fait peur, vraiment peur…
Ils ont l’air de s’y connaitre, ils ont des protocoles bien rodés et on nous a annoncé la couleur à tous les 2 : « on » va en chier.
C’est marrant de dire « on », c’est un peu comme si le temps de la chimio on faisait équipe… On m’envoie des bombes pour m’éradiquer, mais ça fait autant de dégât chez elle que chez moi. Unis dans l’adversité.
SEPTEMBRE / DECEMBRE 2017
Les chimios s’enchainent, et on faiblit. Moi plus vite qu’elle je crois. Elle garde la foi cette conne !
Elle dit : « un truc chouette sortira forcément de ce truc moche ». Alors déjà, je trouve pas ça très sympa de juger, c’est juste qu’on n’a pas les même codes et les même ambitions tous les 2, et en plus le mode bisounours ça me donne envie de gerber…
J’essaie de te faire crever, meuf, réveille-toi ! Flippe un peu au moins, putain !!!!
Mais non, elle essaie des trucs nouveaux : homéopathie, auriculothérapie et même l’hypnose… Elle qui est tellement rationnelle, si elle commence à partir là dedans on est mal barrés…
Et le truc qui me révolte, c’est que je crois que ça l’aide, c’est même sûre que ça l’aide !
J’ai l’impression qu’on commence à être à contre courant…
Je m’éteins et elle se révèle.
Alors, je dois bien avouer que ça me rassure qu’elle en chie quand même, sinon ça serait trop injuste…
Au fur et à mesure, je perds du terrain, et je prends conscience tout à coup que je risque de disparaitre… Ca me terrorise.
Qu’est ce qu’on devient quand on n’est plus ?
DECEMBRE 2017 / JANVIER 2018
Je ne suis plus, enfin c’est ce que dise les images, mais une partie de moi, mon âme peut être, reste à planer autour d’elle.
Je l’accompagne à sa radiothérapie de confort, ça m’a fait marré quand on lui a dit ça, parce que même si je ne suis plus vraiment là, la voir continuer à en chier c’est agréable, et puis quand on y pense quoi de plus con que de se prendre des rayons nocifs dans la tronche juste pour s’assurer que je ne revienne pas.
Mais je me rassure j’ai encore 5 ans pour faire mon come-back, tel un phoenix qui renait de ses cendres…
Et puis autre chose qui me met en joie, c’est de savoir que mes cousins auront aussi un accès facilité maintenant. Parce que les bombes qui m’ont éradiqué causent pas mal de dommages collatéraux, et ça c’est cool… Moi ou eux peu importe finalement, c’est la famille !
JANVIER 2018 / JANVIER 2023
Après 5 ans, j’ai été officiellement déclaré mort. J’ai plané sur elle 5 longues années… 5 années où elle a eu peur à chaque fois qu’elle avait un gros coup de fatigue, à chaque fois qu’elle faisait un contrôle, à chaque fois qu’elle sentait un truc bizarre dans son corps. 5 ans où elle a été sur ses gardes. C’est classe quand même non ?
Alors évidemment, elle gardera des souvenirs ou plutôt des séquelles de cette guerre et pas seulement physique….
Mais pendant ces 5 ans, même si j’avais évidemment envie de revenir, je ne peux pas lui enlever qu’elle a transformé ce qu’elle disait en réalité, vous savez sur le truc moche qui deviendra beau.
Elle a réussi cette conne…
Je l’ai regardé faire de loin, elle a plaqué sa vie pro où elle avait un super poste, bien payé, mais où elle s’ennuyait ferme, pour devenir hypno. Elle a même ouvert son cabinet, un espèce de saut dans le vide. Je me demande si j’ai vraiment misé sur le bon cheval avec le recul, au vue de ma défaite, la réponse est évidemment non mais c’était un beau challenge.
Aujourd’hui, je sais qu’elle pense encore souvent à moi, et qu’elle me remercie. Ca doit être le syndrome de Stockholm ou un truc du genre, je ne sais pas trop…
Elle dit que sans moi, elle ne serait pas devenue qui elle est et que d’une certaine manière, je lui ai sauvé la vie.
C’est bizarre d’entendre ça, parce que moi, mon rôle, c’était de la tuer, et elle me dit qu’au contraire, je l’ai fait vivre.
Je ne sais pas si c’est bien, ou si c’est mal, mais au moins sur ce point j’ai l’impression d’avoir joué un rôle important et que finalement je ne suis peut être pas si nul que ce que je croyais.